qui nous vient du passé
Allez, on commence avec de l’anecdotique, avant de passer à du plus sérieux... L’été, en Champagne, les brocantes et les vide-greniers pullulent. Surtout, on le comprend aisément, les samedis, les dimanches et les jours fériés. Question de disponibilité du badaud. Les autres régions doivent être dans la même situation, mais cette histoire se déroule en Champagne, donc on ne parle que d’elle. Un dimanche, donc, le signataire de ces lignes va traîner ses spartiates dans un village du sud d’Épernay qui vide-greniait. Village cerné par les vignes – ce qui n’est pas trop rare autour d’Épernay – mais sans autre attrait touristique que ce déballage ponctuel. Une succession de tables à encoller les papiers peints et autres tréteaux de fortune sur lesquels s’étalent les hétéroclites et habituels objets proposés par ce genre de manifestations : vieil électroménager, vieille vaisselle, vieilleries en tous genres mais sans grand intérêt, vêtements d’enfants et jouets en plastique. Sans oublier, spécialité de la région, des bouquins sur la guerre de 14, des armes rouillées (baïonnettes, casques et autres joyeusetés), des vêtements militaires et les sempiternelles capsules de bouchons de champagne que les régionaux de l’étape collectionnent avec une passion frôlant le délire. On passe assez rapidement l’œil blasé. Une boîte en fer rouillée, le couvercle fermé. Par curiosité, on l’ouvre. « Tiens, des caractères typographiques en vrac ! » La curiosité continuant, un peu désabusé et pas vraiment intéressé, on demande le prix au vendeur, pas un vide-grenieur, un broc’ qui s’était fourvoyé là. « Quinze euros. » On dit merci, on referme le couvercle et on continue. Les étals, alignés le long d’une rue, vont jusqu’à l’église, tournent autour… et c’est fini. Rien trouvé d’intéressant. Rien qui oblige le porte-monnaie à sortir de la poche. Sur le chemin de retour, identique à celui de l’aller, nouveau coup d’œil blasé mais en sens inverse, ce qui permet parfois de voir des choses qui avaient échappé au regard de l’aller… Rien jusqu’au retour à la boîte de fer. Bien que ce soit avec nulle passion, on marchande, histoire de ne pas rentrer bredouille, en se maudissant à l’avance pour cette démarche qui pourrait aboutir à l’achat d’une insignifiance inutile. « Rebonjour… dix euros, ça vous va ? » Hésitation du vendeur qui finit par accepter. Transaction faite, on s’éloigne, persuadé d’avoir agi stupidement. Retour à l’atelier, on pose la boîte sur un coin du marbre et on l’oublie pendant trois jours sans même prendre la peine d’ouvrir pour examiner en détail ce qu’il y a dedans.
La boîte rouillée n’est pas une boîte de réemploi. Elle a été conçue pour contenir le caractère et ses accessoires. Une simple boîte en fer blanc, aux parois et au fermoir soudés à l’étain, munie d’une petite étagère sur laquelle les caractères peuvent être rangés, bien alignés. Elle ne porte aucune marque. Peut-être a-t-elle été dotée d’une étiquette mais il n’en reste aucune trace.
Certains caractères sont restés sur la petite étagère mais la plupart gisent en vrac au fond de la boîte.
La boîte ouverte. Les caractères sur la petite étagère sont restés mais tout le vrac du fond a été retiré.
On y trouve aussi deux châssis en laiton visiblement fabriqués à la main, dont le but est de recevoir une composition typographique pour imprimer de petits documents. Ils sont percés de deux trous taraudés sur l’un des petits côtés pour serrer la composition à l’aide d’épaisses interlignes de laiton, et de vis de même métal, filetées et formées à la main. Des objets fabriqué sans utiliser de machine-outil, une production artisanale un peu ancienne, donc.
Les châssis de laiton et leurs vis.
On trouve encore dans la boîte quelques interlignes et blocs en bois dur (hêtre, chêne) pour espacer les caractères rangés dans la boîte ou interligner la composition dans les châssis.
Les blocs de bois et les interlignes, un filet plomb, une vignette, des cadrats.
On y trouve enfin le caractère, une petite police complète, un peu abîmée (utilisation répétée ou maladroite) qui va révéler quelques surprises ; quelques bouts de filets ; des vignettes décoratives pour faire de l’encadrement ; et quatre décors plus volumineux : un bois debout gravé assez peu profond, un cliché zinc monté sur bois et deux vignettes plomb.
On pense : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ce fourbis trop vieux pour être utilisé ? Le mettre avec les autres petits systèmes d’impression pour amateurs collectionnés au hasard des brocantes depuis plus de quarante ans ? » Mais on décide, avant de ranger la boîte, de nettoyer un peu et d’y regarder de plus près. On sort tous les caractères.
Caractères en vrac. Dans l'argot du métier : du pâté.
Le contenu de la boîte ordonné sur le marbre.
Un premier examen général des caractères montre que les côtés de leurs tiges ont été frottés ; et certaines tiges sont dotées de malencontreux trous, défauts de fonderie. Cela ne peut s’expliquer que d’une façon, une seule : ces caractères ont été fondus à la main dans un moule à arçon, donc, selon toute probabilité, avant les premières machines automatiques à fabriquer du caractère typo. Milieu XIXe siècle, peut-être…
Caractères frottés et avec défauts,
preuve d'une fonte manuelle dans un moule à arçon.
On décide de les nettoyer un par un, à l’aide du chien. Un peu fastidieux, mais il n’y a pas tant de caractères que cela, et on peut les examiner pour tenter d’identifier le dessin de cette fonte… Au bout de quelques nettoyages, stupeur : un s long ! Là, on prend la loupe binoculaire pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un f un peu abîmé. Non, c’est bien un s long. La fin du nettoyage révélera que la petite police comprend toutes les ligatures du f (ff, fi, fl, ffi, ffl) et toutes celles du s long (ss, si, sl, ssi, ssl). Elle comprend également toutes les accentuations des voyelles (accent aigu, grave, circonflexe, tréma), à l’exception du î qui est manquant (mais peut-être a-t-il existé dans la boîte).
La présence du s long et de ses ligatures permet de reculer dans le temps la fabrication de ces caractères : le s long n’est plus utilisé du tout dans les compositions typographiques courantes depuis 1825 (environ). La fonte remonte donc, au plus tard, à cette période.
Il est quasiment impossible de trouver du caractère aussi ancien dans les ateliers de typo plomb. La raison en est simple : la matière première, l’alliage typographique plomb-antimoine-étain, est recyclé régulièrement, les caractères usés sont refondus et servent à fabriquer, du moins en partie, les caractères neufs. Cette boîte est donc un oubli, une sorte de machine à remonter le temps. Si en pratique les caractères qu’elle contient n’ont pas de valeur réelle, historiquement et technologiquement parlant, ils en ont une absolue.
Petite composition sur le marbre de la presse,
prête à être imprimée.
L'impression obtenue, elle contient
tous les caractères et signes de la police.
Reste maintenant à tenter d’identifier le caractère. Pas facile du tout. Avant de distribuer dans une petite casse vide de 50 cm pour vérifier que la police est bien complète, on prend la précaution (une idée comme ça) de mesurer la hauteur de la tige des caractères. Ce qu’en terme de métier on appelle la hauteur en papier. Nouvelle découverte : on s’attendait à trouver 23,56 mm – hauteur en papier française – mais pas du tout. Le pied à coulisse électronique affiche : 24,77 mm. Deux ou trois vérifications sur d’autres caractères : toujours 24,77 mm. La fonte n’est donc pas française. Une petite vérification dans les manuels de typo… Dumont (Vademecum du typographe, Bruxelles, 1906) nous permet de vérifier que c’est la hauteur en papier flamande. C’est donc vers les Flandres, les Pays-Bas, qu’il faudrait se tourner pour l’identification. Où trouver des spécimens de fonderies flamandes de 1825 ou avant ? Parmi d’autres sources, on tente la BiViTy de Jacques André…
Mais auparavant on observe bien le tirage d’épreuve qu’on a fait de tous les caractères et signes et on réfléchit façon « Vox-Atypi » : en raison de la date de fabrication supposée des caractères, leur famille aurait pu être les Didones. Ce n’est pas le cas. On a affaire-là à des empattements triangulaires, le O possède un axe vertical, on s’oriente vers les Réales. Le Œ fait furieusement penser à celui du Fournier, mais on n’est pas en France. Le corps un peu petit (du 11 en points Didot, ou du Philosophie si vous préférez les anciennes dénominations), et l’usure des caractères ne permettent pas une observation optimale des détails.
Les signes les plus caractéristiques de la fonte se trouvent dans la ponctuation : le diamètre différent du point et de la virgule, que l’on retrouve dans le point-virgule, et le point d’interrogation complètement déporté vers la gauche. Mais les spécimens anciens de caractères ne montrent que fort rarement la ponctuation. Une aide pourrait venir des vignettes, plus facile à identifier… encore faut-il admettre comme postulat de base que caractères et vignettes viennent de la même fonderie. La hauteur en papier et la fabrication semblable de la fonte des caractères et des vignettes tendent à confirmer l’hypothèse… prenons-la pour acquise.
Le spécimen de caractères de la fonderie Hendrik Bruyn & Comp. d’Amsterdam, en 1810, nous montre des vignettes très proches, mais pas totalement identiques (Pargon Bloemen no 14,)
Pargon Bloemen no 14.
et son Brevier Romyn no 1 a de fortes similitudes avec notre caractère ; son g diffère toutefois. Mais si l’on en croit le nom du caractère, Brevier est l’appellation anglaise ancienne pour le corps 8 (et Romyn doit vouloir dire romain). Le poinçon du g de corps 8 diffère peut-être de celui de notre corps 11, tous les deux, à cette époque, étaient gravés à la main, rappelons-le à ceux qui l'auraient oublié…
Brevier Romyn no 1.
On s’arrêtera là, en gardant encore quelques questions en suspens : Entre quelles mains cette boîte de caractères a-t-elle pu passer entre la Hollande et la France avant d’atterrir dans la banlieue sud d’Épernay ? À quoi servaient réellement cette boîte et ses accessoires ? Sera-t-il possible un jour d’analyser la composition des caractères pour avoir une idée des proportions exacte de plomb, antimoine et étain de l’alliage ? Quelqu’un apportera-t-il un jour la preuve formelle de la provenance de ces caractères ?
Et pour conclure, on avoue ne pas regretter totalement les dix euros...
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