Le Hasard a tissé un faisceau de coïncidences malignes entre le Fourneau-Fornax et la Veuve. Dois-je en rire ? Dois-je m’en effrayer ?
La Veuve ? Comprendre dans ce mot : les bois de justice, la guillotine qui, le jour de ses épousailles avec un homme, le met à mort à l’instar de la mante religieuse. C’est l’un des artefacts les plus effrayants que l’humain ait inventé pour raccourcir la taille et la vie de ses semblables. Un objet qui génère en moi un authentique sentiment de fascination-répulsion.
Bien que sans rapport avec cet instrument de justice, le choix du nom d’Éditions du Fourneau (voir ici) a occasionné un premier rapprochement avec lui, par le biais d’une manifestation d’humour noir née de l’édition du Dixain de Henri-Désiré Landru, l’homme qui a mis quelques femmes au fourneau de manière très concrète (voir ici). Quelques recherches effectuées en 1980 pendant la fabrication du livre – simple curiosité – m’ont permis d’apprendre ou de me rappeler que le successeur du célèbre Anatole Deibler, exécuteur des hautes œuvres, s’appelait Jules-Henri Desfourneaux (!). Lui succèda André Obrecht, puis Marcel Chevalier, dernier bourreau à avoir officié en France et même en Europe. Il est mis au chômage en 1981 par l’abolition de la peine de mort obtenue par Robert Badinter. Mais qu’on se rassure à son sujet, il avait un autre métier qui pouvait le nourrir sans qu’il fasse mourir : il était imprimeur typographe (reçu meilleur ouvrier de France dans sa jeunesse). La réalisation du Dixain de Landru lui fut naturellement dédiée en confraternel hommage. C’était bien le moins que je pouvais faire, tout comme, au grand dam des bibliophiles purs et durs, de priver cette édition d’exemplaires de tête, dont le maintien aurait été de mauvais goût. Il était orné de bois « de justice » gravés en deux couleurs.
Le livre, comme on peut le constater, prend la forme d’un couperet de guillotine. Porteur d’une couverture à rabats il fut l’objet d’une double couture. La première ne liant que les pages intérieures afin d’en rogner, pour qu’elle soit franche, la tranche de gouttière ; la seconde – qui incluait la couverture – pour en rogner la tranche de tête puis, en biais à l’aide d’une cale, celle de pied. Au passage, il convient de noter que la machine qui est utilisée pour rogner les tranches des livres ou pour couper du papier s’appelle en France un massicot (nom dérivé de Guillaume Massiquot, l’un des premiers mécaniciens à avoir construit de telles machines) mais que dans nombre de pays, cette machine est nommée guillotine par analogie de fonctionnement mécanique.
Plus tard, entre 1993 et 1995, avec Philippe Oriol comme directeur de collection, est née la collection Noire, consacrée aux écrivains et intellectuels anarchistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Elle connut sept volumes (un huitième, prévu, n’a jamais vu le jour). Par un glissement qui m’a paru tout naturel, je me suis intéressé alors aux universités populaires, fréquentées par des typographes souvent anarchistes, dont la première fut fondée dans le Faubourg Saint-Antoine, à deux pas de l’endroit où naquirent, plus d’un siècle avant, les premières révoltes, les premiers soubresauts d’un mouvement du peuple qui allait devenir, en grossissant, la Révolution française. Révolution qui célébra la guillotine en tant qu’outil égalitaire : la même mort pour tous. Parallèlement à mes lectures autour des universités populaires, j’en entreprenais d’autres consacrées aux anarchistes naturistes et à leur déviance sanglante et radicale : « les Bandits tragiques » avant qu’on ne les baptise « la bande à Bonnot ». Je me rendis aux archives de la Police où je lus la totalité des quatre cartons de documents consacrés à cette affaire qui remplit les colonnes des journaux entre 1910 et 1913. Peu de temps après, à partir d’août 1914, l’essentiel des morts violentes ne s’obtint plus à l’aide de la guillotine.
Raymond Callemin, Lettre à Arthur Mallet, Fornax, 2016
L’un des membres majeurs de la bande à Bonnot s’appelait Raymond Callemin, surnommé « Raymond la Science » en raison de sa fringale de lecture. Il était typographe à l’Anarchie, le journal fondé par André Lorulot. En 2016, il fut l’auteur du premier volume chez Fornax de la collection « les typographes » dont le principe était de publier des auteurs qui avaient gagné leur vie comme typographes mais qui s’étaient fait connaître de l’Histoire pour de toutes autres raisons. Condamné à mort à l’issue du procès de la bande à Bonnot, Callemin fut guillotiné au matin du 21 avril 1913, devant la prison de la Santé. Il avait 23 ans. Il est le second auteur de Fourneau-Fornax a avoir été guillotiné, bien que le premier en date. À titre de renseignement, les trois autres auteurs de la collection « les typographes » n’étaient pas des criminels : Benjamin Franklin, Restif de la Bretonne, Mark Twain.
En 2003, les cours du 37 bis, rue de Montreuil à Paris, où se trouve mon atelier, sont rachetées par un marchand de biens. L’ensemble des locataires artisans et artistes, dont les ateliers sont dans ces cours, s’inquiètent de leur sort et commencent une révolte contre leur nouveau propriétaire. La Nuit Blanche du 4 au 5 octobre 2003 permit aux ateliers des cours de faire parler d’eux et de leur cause.
Pour mon compte, je me suis souvenu que la Révolution française avait connu ses prémices dans ce lieu. J’ai rapidement peint une guillotine sur un grand panneau de contreplaqué et découpé un rond pour que passe une tête dans la lunette. Le soir du 4 octobre, et toute la nuit, déguisé en photographe 1900 – haut de forme et queue de pie –, je criais aux visiteurs et aux voisins : « Faites vous photographier en propriétaire ! » Guillotiner symboliquement ce nouveau propriétaire me paraissait être un bon moyen pour extérioriser ma colère et manifester mon refus de quitter le lieu. Soixante-trois personnes, voisins, visiteurs, enfants, ont accepté de jouer le rôle du propriétaire et d’être guillotiné en photographie par mes soins.
Diaporama
En retrouvant récemment ces photographies, j’ai eu envie d’en faire un petit diaporama, histoire d’en finir une bonne fois pour toutes avec la guillotine. Mais maintenant que c’est fait, me vient une pensée. Ce n’est finalement pas Marcel Chevalier le dernier bourreau français… c’est moi. Et, brrrrr, ça me fait froid dans le dos.
CLS
juin 2023
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