Quand mon ordurateur n’est pas en panne et que j’ai le temps de l’allumer, il m’arrive de recevoir du courrier électronique. Un de ces récents courriers est à l’origine de ce billet :
J’ai acheté votre excellent petit livre « La typographie cent règles ». J'aimerais avoir des éclaircissements sur l’apostrophe. Je lis parfois qu’il existe une apostrophe droite (anglaise) et une apostrophe courbe (française). J’aimerais savoir si cette différence visuelle dans la forme du caractère est présente depuis toujours et propre à chaque langue. J’ai du mal à comprendre que les typographes anglophones ont tous été d’accord pour dessiner une forme droite et ceux issus de la langue française lui préfèrent une forme courbée. La forme d’un caractère ne dépend pas uniquement de la valeur esthétique ? Pouvez-vous m'éclairer sur le sujet ? Un grand merci.
Morgan
Tout d’abord : merci Morgan pour vos compliments, mais je ne saurais en accepter que 50 %. Les autres 50 % iront au grand, à l’incomparable Patrick Boman qui cosigna cet ouvrage avec moi.
autopub : La typographie cent règles, Patrick Boman & Christian Laucou,
illustrations de Pascal Jousselin (mâtin ! quel cadeau)
Angers, Le Polygraphe, 7 €
Donc, il s’agit de l’apostrophe. Je suis loin d’être un incontestable spécialiste de l’histoire de la typographie mais je pense pouvoir me dépatouiller de cette question sans dire trop de bêtises.
Pas plus que nous autres, continentaux papiste, nos amis les Godons et leurs succédanés des îles Amériques n’ont utilisé autre chose pour fabriquer de la belle et bonne typographie que l’apostrophe courbe qui ressemble à la virgule envolée imitée du signe d’élision des Grecs. Elle fut importée chez nous par Geoffroy Tory1; j’ignore, ma foi, par qui elle fut importée chez nos insulaires.
Je vais citer à la barre des témoins, cette page du grand John Baskerville2 que j’ai, hélas, piquée sur Internet3 (parce que je n’ai pas réussi à retrouver les deux ouvrages sortis de ses presses qui sont dans ma bibliothèque encore en cartons), page tirée de l’ouvrage de William Congreve, The Works (Birmingham, 1761).
On pourra au passage noter la grande élégance de la composition italique ainsi que celle de l’empagement et la perfection de l’impression. Au passage encore, sans s’arrêter, on appréciera :
– l’abréviation de mister en Mr. (avec point) ;
– l’emploi du s long dans les mots ;
– les ligatures comme le ct ;
– l’usage de conventions d’espacement de la ponctuations qui correspondent grosso modo à celles de la typographie française contemporaine alors que son homologue anglo-saxonne de maintenant colle presque tout au mot qui précède.
Mais poursuivons, poursuivons donc, et grossissons, pour mieux voir, un gros fragment de cette typographie.
Les apostrophes, on le voit – elles sont assez nombreuses – étalent avec une impudeur gracile leurs silhouettes incurvées. Nous avons bien là la preuve que Grands-Bretons et Françoys incurvent de même manière.
Mais alors pourquoi diantre avoir imaginé l’apostrophe droite (vulgairement dénommée, avec mépris et torsion dédaigneuse de la lippe, chiure de mouche ou massue) ? Le mécanisme, uniquement le mécanisme. L’humain, friand à toutes époques d’inventions ou de gadgets nouveaux plus ou moins utiles, finit par inventer, dans un XIXe siècle finissant, la machine à écrire car la plume d’oie trempée dans un substrat ferro-gallique était considérée comme d’un rétrograde achevé pour confier sa prose au papier. Cette machine, ces machines plutôt, dans la diversité des avatars, modèles, versions, déclinaisons ou variations, avaient toutes un point commun : elles se devaient de trouver des solutions économes en nombre de lettres chiffres et signes. Il fallait restreindre, réduire, rogner pour que la machine ne devienne pas un monstre ingouvernable. C’est ainsi que naquirent les alphabets à chasse unique (le « i » aussi large que le « m »). C’est ainsi que la belle apostrophe courbe se verticalisa. Elle pouvait ainsi servir non seulement pour apostropher mais aussi comme guillemet simple ouvrant ET fermant, voire quand il manquait au clavier de point d’exclamation en l’associant, grâce à un habile retour en arrière, avec le point. Quatre utilisations pour une même touche, avouons avec admiration, ce n’est plus de l’économie, c’est de l’avarice. Le guillemet double redressé de même manière pouvait servir, lui, indifféremment d’ouvrant ou de fermant.
Avec la machine à écrire, nous n’étions plus dans l’écriture manuelle mais nous n’étions pas encore dans la typographie. Nous nous trouvions dans un lieu hybride et médian : la dactylographie qui inventa son esthétique propre, on vient de le voir, mais aussi ses règles propres, issues des règles typographiques, simplifiées et adaptées aux contraintes de la machine.
Le guillemet droit n’est pas un signe typographique mais un signe dactylographique. Il a été adopté tout naturellement par la typographie numérique contemporaine quand, du clavier de la machine à écrire mécanique on est passé au clavier de la machine à écrire électrique puis au clavier de l’ordinateur où il peut, fort légalement, être utilisé pour signifier les minutes d’angle (et le guillemet droit double, les secondes). Mais ce n’est plus alors un guillemet.
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1. Imprimeur français du XVIe siècle. On lui doit le premier traité français sur la lettre: Champ fleury, auquel est contenu lart et science de la deue et vraie proportion des lettres attiques, quon dit autrement lettres antiques, et vulgairement lettres romaines, proportionnees selon le corps et visage humain, Paris, Geofroy Tory et Gilles de Gourmont, 1529. Un certain nombre de fac-similés contemporains de ce livre, plus ou moins récents, ont vu le jour.
2. Imprimeur anglais du XVIIIe siècle plutôt perfectionniste, une des gloires de la typographie mondiale de tous les temps.
3. On en pardonnera donc la mauvaise qualité d'image.
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